dimanche 12 octobre 2025

Sirat, ou le droit chemin dans l'abîme


Le film d'Oliver Laxe, Sirat réussit à cocher toutes les cases qu'il semble imprudent de cocher au cinéma. Psychologie évacuée, intrigue expédiée en un quart de tour, relations humaines réduites à la portion congrue, émotions volatiles, douleurs rentrées, quête explosée, destins condamnés, fuite vaine, drames repliés sur eux-mêmes – et pourtant, malgré tout cela, le "récit" fracturé auquel nous assistons dans l'impuissance la plus vibrante, est plus que jamais éloquent: dans une ambiance désincarnée où les raves seraient les vestiges d'un désir collectif, où le désastre planétaire se double d'une interdiction de fêter la fin du monde, des individus acculés dans leur ultime désarroi décident d'avancer, d'avancer encore, quitte à errer dans le désert et danser sur des mines.

C'est bien sûr désespérant, mais d'un désespoir qui semble faire de l'insistance à respirer et marcher une forme souveraine de résistance. Alors que la plupart des films s'ingénient péniblement à agencer des dialectiques fumeuses ou à jongler avec de fastidieux renversements, Sirat fonce dans une nuit à jamais transfigurée, où des humains-particules explorent à leur âme défendante d'absurdes mouvements browniens, livrés à un éco-système décharné. Rongé par une musique trance, le décor tremble de tout son vide ocre. Les corps oscillent ou carambolent, les enfants disparaissent, l'éternelle police sévit. La radio crache ses défaites. On est dans les faubourgs du néant, et seule la liberté du corps reste à fêter

Eloge de la fuite dans tous les sens du terme – fuir sa condition, ses affects, ses proches, jusqu'au Temps et l'Espace –, le film s'affranchit de tout message pour offrir une vision radicale de notre déjà-après-monde. En arabe, 'sirat' désigne le "chemin droit" – libre au spectateur de donner un sens adéquat à cette "droiture" suggérée.

Graham Greene / Le Dixième Homme / Journal de traduction (1)

L'édition du Troisième Homme que publient les éditions Flammarion (sous l'égide bienveillante, la houlette attentive et la férule amicale de Bertrand Pirel), est accompagnée d'un court roman intitulé Le Dixième Homme. C'est donc reparti pour quelques épisodes de ce journal du traducteur



ÉPISODE 1 – L’AUTORITÉ DE L’AUTEUR –

Une fois de plus, il semblerait qu’il faille se méfier des déclarations d’un auteur habitué à brouiller les pistes. Dans sa préface au Dixième Homme, Greene affirme avoir complètement oublié ce récit qui dormait dans les archives de la Metro-Goldwyn-Mayer. Soit. Il apprend ainsi, un jour de 1983, par un Américain, que la MGM a proposé d’en vendre les droits à un éditeur, et il se souvient alors avoir vaguement signé un contrat en 1944 avec la MGM, à partir d’une simple idée, juste quelques lignes, et ce afin de mettre les siens à l’abri financièrement. Mais lorsque l’inconnu lui envoie le manuscrit, il ne s’agit pas de quelques lignes, mais d’un court roman, que Greene a la surprise de trouver « très lisible », allant même jusqu’à prétendre qu’il le préfère au Troisième Homme. Qu’en est-il exactement ?


En 1943, Greene travaille comme éditeur avec Douglas Jerrold pour la firme Eyre & Spottiswoode, l’éditeur de la King James Bible, où il est chargé de développer le département Fiction – il publiera ainsi Titus Groan de Merwyn Peake, ainsi que The English Teacher de R. K. Narayan. Pendant cette période, Greene se remet à écrire : la libération de la France s’accompagne alors d’un cortège d’histoires, d’anecdotes, d’atrocités et Greene « pitch » Le Dixième Homme à Alexander Korda en vue d’en écrire le scénario. Le 6 novembre 1944, il signe un contrat avec la MGM, pour une somme de 1500£, contrat dans lequel il abandonne les droits de l’œuvre à venir à celle-ci. Greene écrit alors ce court roman et l’envoie à la MGM.

Redécouvert des années plus tard, les droits du Dixième Homme sont rachetés par l’éditeur Anthony Blond. Une fois de plus, comme cela avait été le cas pour Le Troisième Homme, Greene estime que le texte n’a été écrit que pour donner lieu à un scénario, non pour être publié tel quel. Il s’oppose donc à sa publication. Blond passe alors un accord avec l’éditeur de Greene, Bodley Head, afin qu’ait lieu une coédition en 1985 – et Greene de toucher 22 000 £ de royalties l’année suivante.

Greene a-t-il vraiment oublié qu’il avait écrit ce livre, un roman dont le titre résonne aussi fortement avec celui du Troisième Homme ? Le fait est que, dans la bibliographie officielle de Greene, publiée en 1979, et disponible en bibliothèque, figure Le Dixième Homme, dont il est précisé qu’il s’agit d’un manuscrit inédit. Oui, car Greene avait vendu un exemplaire du manuscrit, ainsi que d’autres écrits, à l’Université du Texas, y adjoignant une lettre de son agent adressé à un bibliophile que ce titre intéressait. Ce bibliophile avait demandé à Greene s’il était possible d’en envisager la publication, mais Greene lui avait fait savoir par son agent que la MGM en détenait les droits. La lettre de l’agent est datée du 30 mars 1967. Il était bien sûr plus intéressant, au niveau promotionnel et lucratif, d’accréditer la thèse du fameux (et précieux) « manuscrit perdu ». — Perdu, oublié, refusé, loué, publié : la mémoire de Greene est une drôle de machine, décidément.

samedi 11 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme (12)


Épisode 12 – UN SECOND TROISIEME HOMME –

La chose est connue : Graham Greene était ami avec Kim Philby, cet important officier des services secrets britanniques qui se révéla être un agent russe. Philby avait deux autres complices, infiltrés comme lui au MI6, et quand ces derniers furent démasqués (mais après avoir été exfiltrés en Union soviétique), les soupçons se portèrent alors sur un mystérieux «troisième homme », qui n’était autre que Philby. Ce dernier, qui avait huit ans de moins que Green, avait été son superviseur lorsque l’écrivain, recruté par les services secrets, était chargé de surveiller les activités de l’Abwehr allemande au Portugal en 1943. Démasqué à son tour, Philby alla se réfugier en URSS où il passa le reste de sa vie, et où Greene lui rendit visite. En 1968, Greene préfacera le livre de Philby, My silent war, et écrira ceci :
« La fin, bien sûr, justifie les moyens aux yeux de Kim Philby, mais c’est là une conception adoptée, peut-être moins ouvertement, par la plupart des hommes impliqués dans la politique, si l’on juge par leurs actes, que ces hommes politiques soient un Disraeli ou un Wilson. ‘Il a trahi son pays’ – oui, peut-être l’a-t-il fait, mais qui parmi nous n’a pas trahi quelque chose ou quelqu’un qui soit plus important que son pays ? »
Le fait est que Le Troisième homme n’est pas sans lien avec la personnalité de Philby. Rappelons tout d’abord que Philby avait été présent à Vienne en février 34, et qu’il avait contribué à cacher des gens dans les égouts de la ville avant de réussir à les faire sortir d’Autriche clandestinement – nul doute qu’il en avait parlé à son ami Graham. Et puis il y a les conditions dans lesquelles Greene recueillit des informations sur Vienne. A son arrivée, à la mi-février 1948, seulement doté d’une vague idée de l’histoire qu’il compte écrire – une phrase notée au dos d’une enveloppe en septembre 47 –, il déjeune avec le colonel Charles Beauclerk, un contact du SIS (le fameux MI6), qui l’emmène entre autres escapades faire une visite des égouts, et l’informe également de l’existence d’un trafic de pénicilline. C’est du moins la version « officielle », que donne Greene des sources de son inspiration dans le second volume de son autobiographie, Ways of Escape.

Mais le fait est que c’est une autre rencontre qui l’aide à bâtir son récit. En effet, à l’instigation d’Elizabeth Montagu, une assistante du producteur Korda, Greene rencontre un correspondant du Times, Peter Smollett. Ce dernier, de son vrai nom autrichien Hans Smolka, a travaillé pour le département russe du Ministère de l’information, où il a fort bien pu croiser le chemin de Greene. C’est surtout un espion russe, proche de Philby. Et il a déjà rédigé plusieurs articles sur les égouts, les patrouilles de police dans Vienne, et le trafic de pénicilline. Or, quand Elizabeth Montagu lit le premier jet de Greene – que celui-ci rédige rapidement, en Italie, entre le 2 mars et le 24 avril 48 –, elle s’inquiète de ce que le journaliste puisse faire un procès à son producteur pour plagiat. Il s’en suivit un contrat signé avec Smollett, où moyennant 210 £, il s’engage à ne pas chercher de noises à la production. (Pour l’anecdote, dans une scène du film, on entend le colonel ordonner au chauffeur de sa jeep de l’emmener dans un bar. « Smolka », lance-t-il pour seule indication…)

vendredi 10 octobre 2025

Marche ou crève : Quand King éclate le crâne de l'Amérique


Comme la ville où j'habite possède un cinéma d'art et d'essai, je ne me prive pas (moyennant cinq euros) d'aller voir tout ce qu'ils passent (ou presque). C'est ainsi qu'hier soir, n'écoutant que mon courage, je suis allé voir Marche ou crève, sans savoir de quoi il s'agissait, juste ce que c'était un film labellisé "horreur" et interdit au moins de seize ans. Or il se trouve que Marche ou crève, réalisé par Francis Lawrence, et adapté de The Long Walk de Stephen King est tout sauf un film d'horreur, plutôt une fable radicale sur l'Amérique actuelle. Imaginez: cinquante jeunes marchent sur une route, soi-disant pour redorer le blason d'un pays ravagé par une guerre interne (on n'en sait guère plus, mais visiblement la misère règne), le but de cette "manifestation" (l'inverse en fait d'une "manif") est réduire le nombre de participants à un seul, le dernier à survivre à cette rando de l'enfer.

Oui, car ceux qui lambinent ou traînent la jambe ou capitulent sont abattus séance tenante. Le film se "résume" donc, d'un point de vue cinématique, à des plans sur des corps qui avancent, des visages qui souffrent, des êtres qui parlent: les rivalités cèdent peu à peu la place à une camaraderie tragique (puisqu'il n'y aura qu'un seul "gagnant"). Et cette longue marche est supervisée et encouragée par une sorte de généralissime autoritaire, une sorte de père tout sauf spirituel qui mène cette mini-nation de marcheurs à sa perte inéluctable. Sans concession, rythmé par la chute de quarante-neuf corps abattus, le film se concentre sur quelques destins déjà brisés, attirés au début, pour certains, par l'appât illusoire du gain, mais découvrant à mesure que leur parcours christique se rapproche du golgotha de la ligne d'arrivée, que seule la solidarité peut faire front contre la folie quasi trumpienne qui les manipule.

Stephen King, executive producer du film, a par ailleurs modifié la fin de l'histoire, par rapport à celle proposée dans son roman. En passant du contexte initial (la guerre du Vietnam) à l'Amérique selon Crazy Trump, le récit implacable de King s'offre une fin nettement plus radicale. Un peu comme dans cette autre version de la chanson de Vian, Le Déserteur, qui s'achevait par ces mots : "et que je sais tirer."

PS Si j'ai le temps je vous parlerai de Sirat. Mais pas de L'intérêt d'Adam (bof bof) ni de Nino (aussi vide que creux).


Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (11)


Épisode 11 – Les westerns mystérieux – 

 Dans le roman de Greene, le héros est un écrivain du nom de Rollo Martins ayant publié des westerns sous le pseudonyme de Buck Dexter (et qu’on confond avec un autre écrivain du nom de Benjamin Dexter…) Invité à une rencontre avec le public, cette double identité contradictoire est source d'échanges décalés, éminemment drôles mais néanmoins révélateurs de ce fameux cloisonnement entre littérature blanche et divertissement. Deux titres sont attribués à Martins : "The Lone Rider of Santa Fe" et "The Oklahoma Kid", deux titres bien sûr dont le public venu l'écouter n'a jamais entendu parler… 

 Bien sûr, il s’agit là de livres imaginaires, même si le premier a titillé certains malins au point qu’a circulé une fausse couverture dudit livre (cf. illustration). Quant au second, son titre ne saurait être une coïncidence ; il existe en effet un film de ce titre, réalisé par Lloyd Bacon et sorti dix avant "Le Troisième Homme", avec James Cagney et Humphrey Bogart au casting, qui était lui-même un remake d’un film de 1929 réalisé par JP MacGowan. On peut s’étonner du choix de Greene : imaginer un Anglais auteur de westerns. Un stetson à la place d'un chapeau melon… 

C’est sans doute pour Greene une façon de rappeler les liens entre lecture et innocence, enfance et rêverie – et de faire de Rollo un homme qui n’a pas vraiment grandi, qui a lu petit des westerns et cherche, via l’écriture de tels romans, à rester en contact avec sa naïveté perdue. L'écrivain, un cavalier solitaire, un "kid" à jamais perdu dans le monde un peu trop sérieux des adultes…

jeudi 9 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (10)


Épisode 10 – L’ETRANGE DESTIN DE HARRY LIME –


  Le Troisième Homme (le film, plus que le roman) doit en partie sa renommée) à ce fameux air que siffle Harry Lime, et qu’on entend jouer à la cithare dans plusieurs scènes. On sait avec précision comment cet air est parvenu à figurer dans le film : Carol Reed, le réalisateur, cherchait désespérément un air qui puisse servir de ritournelle, et c’est en entrant dans un bar à vins de Vienne qu’il tomba sur la personne d’Anton Karas. Mais Karas n’avait jamais rien composé de sa vie et Reed dut le convaincre de venir en Angleterre où le réalisateur le séquestra quasiment dans un studio d’enregistrement jusqu’à ce que le pauvre Karas, qui n’avait qu’une envie, retourner dans son bar à vins viennois, après douze semaines passées à suer quatorze heures par jours, finisse par accouder du célèbre air. Air qui fit sa renommée mondiale, l’amenant à jouer devant la princesse Margaret ou le Pape Pie XII.

L’air de Karas fut même repris lors d’une série radiophonique de la BBC intitulée Les Aventures de Harry Lime. Sur cette série, on dispose de quelques infos assez surprenantes. E effet, un certain Harry Alan Towers, producteur de radio, qui avait le même agent de Graham Greene, s’est aperçu que ce dernier n’avait pas vendu les droits du personnage de Harry Lime au moment de la vente du scénario. Welles a alors signé avec Towers pour produire les aventures du personnage qu’il incarnait dans le film de Reed. Il s’agissait de préquels mettant en scène certaines des choses moins sombres que Harry Lime était censé avoir faites. Seize épisodes – sur les 52 enregistrés par les Américains– furent été acquis par la BBC : on peut d’ailleurs les écouter à cette adresse. Welles est crédité comme auteur de dix scripts, y compris le premier épisode, ‘Trop de voyous’, diffusé le 3 août 1951. Le cinquième épisode s'intitulait ‘Vaudou’, un sujet sur lequel Orson Welles avait beaucoup d'expérience, remontant à son séjour en Amérique du Sud pendant la Seconde Guerre mondiale. Chaque épisode commençait par le thème musical du Troisième Homme, l’air de Karas joué à la cithare, interrompu par une détonation d’arme à feu. Puis la voix de Welles prenait le relais : « C’est le coup de feu qui a tué Harry Lime. Il est mort dans les égouts de Vienne, comme le savent ceux d’entre vous qui ont vu le fim Le Troisième Homme. Oui, tel fut la fin de Harry Lime… mais ce n’était pas le début. Harry Lime a eu de nombreuses vies… et je peux toutes les raconter. Comment je le sais ? Très simple. Parce que mon nom est Harry Lime. »

Mais ce n’est pas tout, les aventures de Lime ne s’arrêtent pas là… Quinze des 52 épisodes furent adaptés en un volume de nouvelles intitulé Les Vies de Harry Lime, publié en 1952 par l’éditeur Pocket Book en Angleterre. Comme auteurs de ce livre sont mentionnés “Orson Welles and others »…

Mais ce n’est pas tout (bis). Welles essaya de tirer un scénario de long métrage d’un des scripts radiophoniques (script portant le nom de « Buzzo Gospel », mais aussi de « The Dead Candidate »), scénario qu’il proposa au producteur du Troisième Homme, Alexander Korda. Le projet n’aboutit pas, et le scénario donna lieu à l’écriture d’un roman, rédigé « directement» en français par Maurice Bessy (qui était pourtant crédité comme traducteur…), et publié en France en 1953 sous le titre Une grosse légume mais sous le nom de Welles (et par ailleurs jamais publié en Angleterre… puisqu’il n’existait apparemment pas de version originale, juste un script).

En fait, l’histoire est plus compliquée (ter !)… Car Welles avait fait courir une fausse rumeur en déclarant que livre Une grosse légume était la traduction et l’adaptation romanesque d’un traitement filmique qu’il avait rédigé pour Korda. Or en 1978, un certain Matthew Asprey Gear a découvert, dans les archives du Musée national du cinéma à Turin le texte original du roman, signé par Welles, texte acquis par le Musée lors d’une vente aux enchères puis remisé dans ses archives, où l’on pensait à tort qu’il s’agissait d’un simple traitement (il affichait comme titre juste V.I.P.). Ce n’était donc pas un traitement qu’avait traduit Bessy, mais bien un roman écrit par le grand Orson. Encore que — car rien n'est sûr et certain dès qu'il s'agit de Kane/Arkaddin/Lime et consorts…

mercredi 8 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (9)


ÉPISODE 9 – TOUS AUX ENFERS ! – 

On peut lire, bien sûr, Le Troisième Homme, comme un roman d’espionnage dans l’immédiat après-guerre, voire même comme un texte destiné à servir de base à un scénario en vue d’un film à venir. Mais on peut aussi le lire comme une réécriture assez flagrante du mythe d’Orphée et Eurydice, au sous-texte homosexuel. Rappelons d’ailleurs qu’à la première lecture du script, le producteur américain Selznic, ne comprenant pas pourquoi, après avoir appris la mort de Lime, Rollo ne rentre pas tout bonnement chez lui, avait déclaré à un Reed et un Greene médusés : « What’s all this buggery ? » – autrement dit : « C’est quoi cette histoire de pédés ? »

De quoi parle Le Troisième Homme ? D’un couple, composé de deux hommes (Martins Rollo et Harry Lime) liés depuis toujours par un amour apparemment indestructible. Un couple qui n’est pas sans rappeler celui de Deux hommes en un, composé, lui, du jeune Francis Andrews et du contrebandier Carlyon. Et comme dans ce précédent roman, l’homme aimé – admiré ! – doit mourir. Et bien sûr, l’amant délaissé n’a qu’une envie : aller rechercher aux enfers l’être perdu. Ici, les enfers, c’est Vienne, et plus particulièrement les égouts de Vienne, dans lesquels Rollo s’aventure pour retrouver Lime. Ironiquement, les rôles semblent inversés par rapport au mythe d’Orphée et Eurydice, ou du moins viciés : Rollo n’est pas un poète doté d’une lyre, mais un simple écrivain de westerns, et ce n’est pas lui qui chante, mais Lime, lequel siffle un air entêtant (et l’ironie veut que dans le film de Carol Reed, l’instrument choisi pour jouer l’air de Lime soit une cithare, cithare qui remonte à la Grèce antique et est proche de… la lyre). 

Chez Greene, mourir et trahir semblent souvent indissociables, et on assiste toujours à ce moment éminemment tragique où l’homme trahi est amené à tester les limites de son amour. C’est à lui seul de décider si en trahissant, l’être aimé a démérité de l’amour du trahi. A lui seul qu’échoit le droit et d’en décider et d’éliminer le traître. Ici, donc, Orphée tue Eurydice, exactement comme dans le mythe, au moment même où Lime/Eurydice s’apprête à sortir des enfers/égouts. Car c’est bien ainsi que Greene nous décrit les égouts de Vienne :
« Quel monde étrange et inconnu de nous gît sous nos pieds ; nous vivons au-dessus d’un monde de cavernes, de chutes d’eau et de cours d’eau tumultueux, avec des marées comme dans le monde au-dessus. »
Greene, bien sûr, ne cite pas le fameux mythe grec, il préfère nous envoyer sur une autre piste en comparant les égouts au mythique pays d’Ophir, et plus précisément au monde souterrain tel que l’a immortalisé le roman de Ridder-Haggard, Allan Quatermain et les mines du roi Salomon.

Greene : « Si vous avez déjà lu les aventures d’Allan Quatermain et les récits de ses voyages sur le fleuve souterrain qui mène à la cité de Milosis, vous pourrez vous représenter la scène du dernier combat livré par Lime. »
Ridder-Haggard : « Un tournant de la rivière révèle enfin la ville de Milosis […] la merveille et la gloire de Milosis, c’est l’escalier du palais […]. »

Or c’est précisément sur cet escalier que meurt Lime… Tout ça est typique de Greene. Au lieu de nous renvoyer directement au mythe d’Orphée et d’Eurydice, qui aurait l’inconvénient d’insister un peu trop sur la dimension homosexuelle latente de la relation Rollo/Lime, il préfère nous donner, comme filtre de lecture, un roman d’aventures, roman qui a le mérite d’être lié à l’enfance – on a vu dans un post précédent combien Greene attache d’importance aux lectures d’enfance, profondément fondatrice.

mardi 7 octobre 2025

GRAHAM GRENE / LE TROISIÈME HOMME / JOURNAL DE TRADUCTION (6)


Épisode 6 – UNE VALSE À DEUX NOMS 

Ce qu’il y a de remarquable, dans la façon dont se déroule l’intrigue du Troisième Homme, c’est moins le mystère entourant la « mort » de Harry Lime que le système narratif mis en place par Greene, petit chef-d’œuvre de dédoublement. En effet le récit est fait à la première personne par un certain Calloway, que Rollo Martins appelle une fois sur deux Callaghan, récit centré autour du récit que fait Rollo Martins à Calloway, un Rollo Martins qui lui-même semble avoir deux personnalités, l’une désignée par Rollo, l’autre par Martins, et qui, pour comble, signe ses livres du pseudonyme Buck Dexter, ce qui lui vaut d’être pris pour un autre écrivain du nom de Benjamin Dexter. Tout le monde suit?

On a donc droit à un changement de perspective permanent, et souvent inattendu, comme si une caméra centrée sur Rollo Martins reculait, nous arrachant au récit pour nous montrer Calloway de dos écoutant Rollo débiter son récit. Deux temps se chevauchent ainsi, avec des décrochements incessants qui neutralisent ou accentuent le suspense, mettant sans cesse en doute ce que nous lisons : ce à quoi nous assistons est en réalité un récit rapporté. Et comme pour insister sur cette supercherie diégétique, Greene place au centre de ce court roman une scène emblématique : Rollo, auteur populaire d’ouvrages, doit jouer le rôle d’un auteur sérieux de littérature, au cours d’une rencontre littéraire organisée par Crabbin (qu’on ne confondra pas avec un autre personnage du nom de Harbin !), reproduisant ainsi la position de Greene qui pendant longtemps divisa son œuvre en romans d’entertainment et romans sérieux.

Mais la mise en abyme ne s’arrête pas là, comme on va le voir. Le jeu des masques continue : On demande à Martins/Dexter quel auteur a eu le plus d’influence sur lui, et il répond Grey (pour Zane Grey, célèbre auteur de westerns) mais Crabbin explique au public qu’il veut parler en réalité de Gray (pour Thomas Gray, un poète anglais du XVIIIe siècle). Comme Rollo le corrige et explique qu’il parle bien de Zane et non de Thomas, Crabbin explique au public que c’est une blague de Rollo, car Zane Grey est un auteur de westerns, un « amuseur public », ce qui agace prodigieusement Rollo, qui lui adule Zane Grey. La mise en abyme devient alors vertigineuse : Rollo, à qui on demande le titre du roman sur lequel il travaille actuellement, répond ceci : Le Troisième Homme.

Quant au personnage du Dr Winkler, on notera que Rollo s’ingénie à l’appeler « Winkle » et non Winkler – en anglais, « winkle », c’est le bigorneau – rien de très flatteur, donc. Ajoutons, comme si ça ne suffisait pas, qu’il est fait mention au chapitre d’un « Mr Schmidt » (un assistant de Crabbin) alors que la petite amie de Lime s’appelle Anna Schmidt… Bref, c’est un véritable carnaval, une danse des masques, un jeu de chaises musicales – un roman-valse à trois temps.

lundi 6 octobre 2025

Julien d'Abrigeon: Des milliers de chutes dans l'air


On suit depuis longtemps le travail de Julien d'Abrigeon, de loin en loin pourrait-on dire, intrigué par sa façon de travailler les formes, séduit par son écriture à la fois fluide et retorse (les deux ne sont pas incompatibles, heureusement). Mais rien ne nous préparait à Qui tombe des étoiles, ce furieux kaléidoscope narratif qui explore moins la figure de la chute que les paramètres (tenaces abscisses et fascinantes ordonnées) conditionnant sa possibilité. Car qui dit chute, dit élan, élancement, trajectoire, volonté d'envol – mais aussi désir d'espace, rêve d'émancipation, folie des hauteurs, peur du terre-à-terre. Encore fallait-il parvenir à organiser, ou plutôt orchestrer toute une galaxie de récits-destins, faire de cette foule de champions du grand plongeon une matière à la fois suffisamment dense et volatile pour qu'un livre susceptible d'accueillir tous ces improbables Icare échappe au piège de la recension pour devenir une formidable machine. 

Rares sont les écrivains capables d'assimiler des fourmilières de faits sans que ces derniers rongent et sapent les bases de leur entreprise. D'Abrigeon en fait de toute évidence partie, tant sa maîtrise de l'immense documentation qu'il a accumulée lui permet non d'en faire étalage mais constellation. Sa méthode: commencer toujours au milieu des choses, reprendre sans cesse le fil là où il semble prêt à rompre, se livrer à un patient travail de tisserand, lui permettant d'entrelacer sans les emmêler divers fils narratifs dont il faudrait ici décliner les inquiétantes et passionnantes vibrations: la vie amoureuse de Nicolas de Staël, le rêve d'espace de Christa McAuliffe, l'envolée fatale d'Ewa Wisnierska, la langue universelle de Barès, le saut mis en scène d'Yves Klein, les voltes aériennes d'Adolphe Pégoud, des Russes qui tombent de haut, comme poussés par la main invisible du pouvoir, le vieux Charles Kane dévalant la neige de l'enfance, les délires financiers d'Elizabeth Holmes, les dévissements d'Edlinger…

Vladimir Velickovic (1935-2019), Trois états du saut, 1975

Des hommes qui tombent, des femmes qui montent, des centaines de façon d'appréhender le vide, de tutoyer les étoiles, de se croire invincible, de vouloir inverser les diktats des boussoles, de frôler la mort autant que la vie, de s'échapper, de s'affirmer, d'exploser en vol. La vaste tribu des trébuchés de la vie, jamais figée, suivie dans ses voltes et ses écarts. Qui tombe des étoiles aurait pu être un fastidieux catalogue d'impressionnantes gamelles – il n'en est rien: D'Abrigeon est parti à la conquête d'un espace narratif encore inexploré et a su non pas tresser artificiellement mais mettre en résonance organique les nombreux fatum de ses protagonistes: toute l'intelligence de son livre est de ne jamais rabattre les trajectoires ici déployées en démonstrations de chute. Ici, l'implacable loi de la gravité devient un moteur diégétique aussi implacable que surprenant, permettant à l'écriture à la fois rigoureuse et décomplexée de l'auteur de tout brasser, analyser, déplier, laisser en suspens, décliner. 

Un livre qui ne cesse de recommencer, à chaque page, comme si sa nécessité exigeait et conditionnait sa perpétuelle renaissance, tout entier dédié aux mouvements paraboliques de ses récits, afin que la mosaïque ici sublimée accède, à force de rêves et de catastrophes, à un statut quasiment symphonique (d'obédience dodécaphonique, tant qu'à faire). Et se change, subtilement, en fresque fabuleuse. 

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Julien d'Abrigeon, Qui tombe des étoiles, Le Quartanier, 20€

dimanche 5 octobre 2025

Graham Greene, Le Troisième Homme / Episode 4


• EPISODE 4 – UNE GRANDE ROUE, UNE SEULE, VRAIMENT ?

La présence d’une Grande Roue dans le roman de Graham Greene ne peut que nous interpeller. Pourquoi ? Eh bien, tout simplement parce qu’une autre Grande Roue possède elle aussi ses lettres de noblesse: elle figure (et joue un rôle capital) dans "Au-dessous du Volcan" de Malcolm Lowry. Il revient d’ailleurs à Patrick Deville d’avoir relevé cet effet miroir dans son roman "Viva", roman dans lequel il relate un voyage de Greene au Mexique en 1937. Trois ans séparent la parution d’"Au-dessous du Volcan" du "Troisième Homme". Le voyage de Lowry à Cuarnavaca remonte à novembre 1936, et celui de Greene au Mexique à 1937. Les ponts entre Lowry et Greene seraient évidemment intéressants à souligner (Mexique, alcool, culpabilité – ici parallèle entre le consul de Lowry et le Jésuite renégat, le « whiskey priest » de "La Puissance et la Gloire"…).

Mais revenons à notre roue. Elle trône au centre du Prater et semble, dans cette ville dévastée par les bombardements qu’est Vienne au sortir de la guerre, la seule éminence d’où contempler le désastre humain. Et pourtant, elle tourne ! Et c’est parce qu’elle tourne, comme la planète, qu’elle est le seul endroit où la vérité peut être dite. C’est dans une nacelle suspendue au-dessus du vide que Lime peut enfin montrer son vrai visage et comparer ses semblables à des fourmis qu’il serait si facile d’exterminer depuis ces hauteurs. Comme si Lime était un dieu de colère ? A moins de voir dans sa position celle des pilotes qui bombardèrent sans état d’âme des villes entières grouillantes de civils. (Il est à noter qu’il existe une nouvelle de Ray Bradbury, intitulé « The Black Ferris », publié dans la revue Weird Tales en 1948. Une roue qui effectue vingt-cinq rotations et dont les passagers redescendent changés, quand ils en redescendent…)

Celle dont parle Greene est à peine moins dangereuse. Elle faisait à l’origine 65 mètres de haut et comportait trente nacelles et était devenu, après la démolition de la Grande Roue de Paris (96 mètres de haut, la plus grande du monde. Mais elle brûla en 1944, et celle que décrit Greene est la roue reconstruite l’année d’après, dotée de quinze nacelles. Mais surtout, elle sert de contrepoint symbolique aux égouts où mourra Lime. S’élevant au-dessus de l’humanité, Lime se sent tout-puissant ; réfugié sous terre, il ne peut que patauger dans une eau charriant des débris. La roue a tourné pour lui, et il se voit contraint de quitter l’empyrée pour errer aux enfers. Un Dédale méprisant devenu un Eurydice traqué…

samedi 4 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (3)


EPISODE 3 – C’EST UN PEU KURTZ ! – 

 La présence dans "Le Troisième Homme" d’un personnage dénommé Kurtz est révélatrice. Son nom est bien sûr emprunté au roman "Au cœur des ténèbres", écrit par Conrad sous l’influence de Robert Louis Stevenson. Mais reprenons le fil. Greene a dit que si les deux romans qu’il a publiés après "The Man Within" avaient été des échecs commerciaux, c’était dû en partie à la « trop grande et trop désastreuse influence » qu’exerçait alors sur lui l’œuvre de Conrad, à tel point que Greene fit le vœu de ne jamais relire un seul roman de Conrad, vœu qu’il tint pendant un quart de siècle. Cette influence se fera pourtant ressentir avec l’ombre prégnante de "L’agent secret" de Conrad sur le "It’s a battlefield" de Greene.

Il se trouve également qu’une des grandes influences de Conrad était l’œuvre (et la vie, sans doute) de Robert Louis Stevenson, lequel se trouve être un lointain parent de… Graham Greene, puisque la mère de ce dernier, Marion, était cousine issue de germains de RL Stevenson, un auteur que Greene adulait également. Se dégage ainsi une troublante parenté/lignée allant de Stevenson à Greene en passant par Conrad.

Et Kurtz dans tout ça ? Chez Conrad, c’est un personnage inquiétant, qui passe de simple pion impérialiste à tyran sanguinaire, avec pour dernier souhait celui d’« exterminer toutes les brutes ». A son sujet, le Marlowe de Conrad se pose cette question : « Tout lui appartenait, mais l’important, c’était de savoir à quoi il appartenait lui, et combien de puissances ténébreuses pouvaient revendiquer leurs droits sur lui. » On pourrait presque se poser la même question au sujet de Greene, non ?

vendredi 3 octobre 2025

Graham Greene / Le Troisième Homme / Journal de traduction (2)

 


• EPISODE 2 – VOIR DOUBLE, DIRE TRIPLE.

Dans Le Troisième Homme – comme très souvent chez Greene – le dédoublement est une première nature. Le récit en soit est double : Il est raconté à la première personne par Calloway, mais celui-ci ne fait globalement que rapporter le récit que lui fait Rollo Martins. Quant à ce dernier, il se dédouble, comme s’il était composé de deux personnalités différentes, d’un côté Martins, un homme pondéré, de l’autre Rollo, un coureur irascible. Mais en plus d’être double, Rollo Martins, à la faveur d’un malentendu, se fait passer pour un autre, un écrivain du nom de Benjamin Dexter (Rollo écrit quant à lui des westerns qu’il signe du nom de Buck Dexter).

Le cas de Harry Lime relève lui aussi d’un troublant jumelage : il y a Lime mort et Lime vivant ; Lime l’ami et Lime le trafiquant. La ville elle-même est deux fois double, puisque divisée en quatre zones. Les versions de l’accident dont aurait été victime Lime sont, bien sûr, contradictoires – comme le dit le colonel Cooler à un moment : dès qu’il y a accident, personne ne parvient à jointoyer l’avant de l’après, et chacun voit une scène différente. Mais comme si cette troublante binarité, qui infuse chaque chapitre, ne suffisait pas, Graham Greene, en algébriste-équilibriste, s’ingénie à reporter notre attention sur une triade, un trio. Y avait-il deux ou trois hommes lors de la mort de Lime ?

On se rappelle que le premier roman publié par Greene s’appelait The Man Within – traduit une première fois sous le titre L’homme et lui-même, puis, par mes soins, sous le titre Deux hommes en un. On sait aussi que Greene a écrit une novella intitulée Le Dixième Homme, que j’ai également traduite et qui figure à la suite de notre édition du Troisième Homme. Ce perpétuel flottement dans le décompte des hommes en dit long sur la réflexion menée astucieusement par Greene sur la notion de « duplicité ».

Dès la petite enfance, Greene a vécu dans un monde double (cf. mes précédents posts), s’étant longtemps vécu lui-même comme un « agent double » – mais qui dit agent double, dit un agent au service de deux « causes » en alternance, autrement dit trahissant deux autorités, et par conséquent se trahissant lui-même en apparence – car intérieurement, nulle trahison : intérieurement c’est un jeu, un jeu qui se moque des fidélités, de la partition bon/méchant, de l’hypocrisie morale. Le but ultime est peut-être d’échapper autant à soi-même qu’aux autres. Au prix d’un équilibre forcément instable. Le masque, ici en l’occurrence, sert à cacher un autre masque, autrement dit à dissimuler le fait qu’on avance masqué. Il y a Graham et il y a Greene, comme il y a Rollo et Martins, et non juste Rollo Martins, Graham Greene. (Quant à Harry Lime, il porte un nom bien étrange, puisqu’en anglais lime désigne le citron vert – et que vert, en anglais, se dit green.)

On peut également se pencher sur le titre du roman : Le Troisième homme, et y voir au moins deux références, l’une à l’évangile selon saint Luc, où Jésus ressuscité marche aux côtés de deux de ses disciples (rappelons que dans les égouts Lime/Welles nous est montrés à un moment les bras en croix), l’autre à ce passage de La Terre Vaine de TS Eliot où figurent ces vers :

Qui est ce troisième qui marche à tes côtés ? / Quand je compte, il n’y a que toi et moi ensemble / Mais si je regarde au loin la route blanche / Il y a toujours un autre qui marche à tes côtés.

jeudi 2 octobre 2025

Le Troisième Homme, de Graham Greene : Journal d'un traducteur (1)

Re: Graham Greene : LE TROISIÈME HOMME


A l'occasion de la parution de ma nouvelle traduction du Troisième Homme de Graham Greene aux éditions Flammarion, je poste ici, une fois de plus, un "journal du traducteur".

ÉPISODE 1 – LA TROISIÈME HYPOTHÈSE.

Un certain mystère entoure l’écriture du Troisième homme. Plusieurs versions se croisent, sans qu’on ait l’impression qu’elles coexistent dans le même espace. D’une part, il y a la version proposée par Greene lui-même, changeante par ailleurs selon les destinataires. Essayons d’y voir plus clair dans la genèse du Troisième Homme. Que nous dit Greene ? Qu’à la demande du producteur Alexander Korda, il a préféré écrire un court récit susceptible de donner lieu à un scénario, plutôt que d’écrire un scénario directement, ce dont il se sentait incapable. Et d’ajouter que ledit récit n’avait jamais été écrit en vue d’une publication. Le film est tourné en 1948 (les premiers plans sont tournés en octobre), le montage est effectués l’année d’après, la première projection ayant lieu le 1er septembre à Londres. La copie américaine, projetée le 2 février 1950, diffère légèrement de l’anglaise. Selznic a fait couper 11 minutes sur les 104 que dure le film : il a supprimé les séquences où Holly (Rollo dans le roman) est ivre ou maladroit, et la voix off qui début le film n’est plus celle d’un tenant du marché noir (la voix de Carol Reed, par ailleurs) mais celle de Holly. Selznic voulait même qu’on change le titre et que le film s’intitule Une nuit à Vienne.

On sait aujourd’hui qu’il y eut plusieurs étapes : Tout d’abord, en février 1947, Greene note au dos d’une enveloppe une seule phrase (ce qu’il raconte d’ailleurs dans ses mémoires). Puis il part à Vienne un an plus tard, où il collecte des informations. Après un rapide passage par Prague, il se rend en Italie à bord du yacht de Korda et s’installe dans une villa qu’on lui « offre ». Là, entre le 2 mars et le 24 avril, il écrit le court roman qu’est le Troisième Homme. Viendra ensuite l’écriture du script, avec Carol Reed – on sait moins en revanche qu’une certaine Mrs Mabbie Poole (on dirait un nom de personnage d’Agatha Christie) figure sur le contrat, et qu’elle fut payée 300£ pour son « travail sur l’écriture des dialogues et du scénario» – mais il faut préciser que cet apport ne concerne que la version américaine du scripte, qui diffère légèrement de l’anglaise. Greene n’a cessé de répéter que Le Troisième Homme (le texte) « n’a jamais pas été conçu pour être lu mais pour être vu ».

Or il se trouve qu’en janvier 1948, Greene écrivit à son agente américaine, Mary Pritchett, pour lui dire qu’il avait en tête un roman de trente ou quarante mille mots. Il lui demandait quelle serait sa longueur idéale en vue d’une publication en épisodes. Et il lui disait également qu’il en tirerait éventuellement un scénario qui un réalisateur approuvait le texte. Le roman passa alors par quatre versions successives avant d’aboutir à un scénario satisfaisant. Le Troisième Homme, en dépit donc de ce qu’en a dit Greene, était tout à fait conçu pour « être lu » avant que « d’être vu ».