mardi 26 août 2025

La certitude de l'absence: Bourrion au plus près de l'invisible

 


Certains livres s'efforcent de tourner autour d'un fantôme, d'un être disparu, ils en attisent les braises tant bien que mal, armés du soufflet du souvenir, en ravivant de fragiles lumières. La démarche de Daniel Bourrion, dans Le pays dont tu as marché la terre, se démarque de ces pèlerinages où l'affection est indissociable d'une fréquentation : ici, en effet, il ne s'agit pas d'une élégie ou d'un tombeau (quoique), car la personne à qui s'adresse le narrateur ne fut pas un proche, mais un lointain, même si leurs parcours connurent quelque temps, école aidant, des connivences purement parallèles. Ce sera donc le récit d'un côtoiement, l'histoire d'une silhouette frôlée, d'un proche resté, pour bien des raisons, lointain. D'un invisible qu'on aurait pu mieux voir.

Qu'est-ce qu'un passé commun dès lors qu'en divergeant des vies ont renoncé au hasard des échanges? Bourrion explore ce territoire pâli où le possible d'une rencontre s'est contenté d'être horizon, puis chimère. Les deux enfants ont partagé des lieux, des zones, des cercles, mais le croisement n'a pas eu lieu. L'amitié est restée lettre morte, mais il appartient à la mémoire non seulement de combler cette lacune mais d'en arpenter l'inéluctable persistance.

"Tu ne le sauras pas, mais retrouver quelque chose dans ce fatras flou qui ne cesse d'augmenter à mesure qu'on avance est une tâche impossible. Je tente ma chance malgré cette difficulté, puisque c'est seulement à ça que servent les mots, ceux qui les écrivent, parler des morts, les faire vivre, et tous les morts, particulièrement deux dont personne ne parle plus, afin qu'au moins quelqu'un crée la trace qu'ils n'ont même pas tentée."

On saisit l'originalité de la démarche de Bourrion. Là où d'autres transforment un être chéri en fantôme persistant, lui part (et parle) d'un qui fut de son vivant fantôme, et qu'il cherche aujourd'hui à rendre moins évanescent. Ce garçon qu'il n'a vu et connu que de loin en loin, ce jeune homme qui s'est refermé, éloigné/immobile, cet homme que la vie a laissé dans l'ombre, qu'en faire? Peut-on faire revivre une vie qu'on n'a fait qu'entrapercevoir? Ici, ce n'est pas l'imagination qui se charge de cette mission, mais simplement la phrase, son avancée têtue, qui par la seule force de sa patience, cherche à rendre chair à une silhouette.

Car si l'un, le récitant, a quitté les lieux, connut le grand dehors, parcouru les livres, l'autre, le reclus, a fait le chemin inverse, et connut la tristesse muette de l'effacement. C'est donc, à sa façon, un portrait en creux que propose Bourrion. Celui dont il parle, pourquoi n'était-il pas lui?  Fut-il un de ses possibles? Et lui, était-il, de cet être rongé de discrétion, un double improbable? Lignes de fuite, de partage, lignes brisées, interrompues: les trajectoires sont des destins en cours, un rien peut les arrêter, les changer en cercle, et au centre de ce cercle, naît un vide.

Lors d'une fête de village, les deux futurs hommes se croisent une dernière fois, quelques mots sont échangés:

"Lorsque j'ai enfin fermé ma grande bouche, demandé ce que tu devenais, tu m'as juste répondu, 'j'habite toujours ici', une réponse parfaite qui disait suffisamment pour que je n'insiste pas. Un grand silence est venu, dents longues. Il a creusé entre nous cette gêne dont ne sait sortir."

De cette gêne, qui par son feuilletage est aussi bien sociale que physique, Bourrion fait une quête, et par elle réussit à faire affleurer non seulement des odeurs, des couleurs, des lieux, des atmosphères, mais aussi tous ces instants non advenus qui, pourtant, parce qu'écrits, finissent par créer un lien. Quelqu'un a marché sur une terre commune, et de ses pas à jamais disparus il est néanmoins possible d'évoquer la trace. D'approcher "cette marque en creux pareille à celle qu'on laisse dans un sol meuble en enlevant son pouce, trace qui maintenant pour moi est toi."

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Daniel Bourrion, Le pays dont tu as marché la terre, éd. Héloïse d'Ormesson

lundi 25 août 2025

Stéphane Bouquet: Pour mémoire, à la page la plus proche

 


J'apprends la mort de l'écrivain Stéphane Bouquet en cet août finissant, et sur mes étagères tous ses livres ou presque insistent à prétendre le contraire, alignés sobrement, debout, étonnamment présents et contemporains. Interrompue, une vie qui fut, non sans difficulté, écriture ne l'est jamais tout à fait, elle reste à portée de main et d'œil, comme un ami réduit à sa plus discrète mais têtue expression. Je me contenterai donc de reproduire ici quelques textes que j'ai, par un passé devenu désormais mémoire, écrits et publiés sur ses livres, au fil d'ans et d'amitié pointillée. On ne fait pas le deuil d'un écrivain, on le lit jusqu'au bout de soi.


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Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

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Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €

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Laissons la question de savoir si Nos amériquesde Stéphane Bouquet est un récit poétique ou un poème narratif se dissoudre d’elle-même dans le a minuscule de ces amériques dont l’auteur fait la semence éclatée de son livre. Mais minuscule ne veut pas dire insignifiant, bien au contraire, puisqu’il s’agit ici d’amériques-particules, en fragile suspension, de lumière autant que d’ombres. Puisqu’il s’agit ici du désir et de la « grande étreinte ».
La scène se passe à New York, pourrait-on, cavalièrement, dire, mais ce serait alors pour rectifier aussitôt et dire : la scène se passe de New York, même si les mots s’aventurent « dans la forêt de fer du vieux / Brooklyn juif ». Bouquet ne raconte pas un séjour, mais séjourne plutôt dans ce qui se raconte, les moments, les échappées, les aperçus, les pensées qui prolongent les regards. Ses amériques sont d’abord celles de la langue, et il les laisse contaminer sa phrase, pas seulement en jouant de la francisation (« sex-appelant ») ou de la traduction distordue (« now we’re only dying / maintenant nous sommes seulement plusieurs adresses de la mort » ou « corn-fed/maïs-nourri »…), mais également en autorisant le calque syntaxique américain à ronger la formulation française (comme dans ce « Il s’en sorte de souvient mais en fait non » ou le « sort of » persiste et signe).
Il y aussi chez Bouquet un jeu très subtil entre le déterminé et l’indéterminé, qui permet une ouverture du sens en même temps qu’une étrangeté du familier. Ainsi, le syntagme « dans une chaleur de chambre » non seulement n’équivaut pas à « dans la chaleur d’une chambre », mais demeure irréductible à la sensation qu’il évoque. Idem pour la phrase : « c’est octobre doux », où l’absence d’article permet au qualificatif de flirter avec la substance. Enfin, l’auteur parvient à détourner des formes abrégées sans que jamais le texte ne vire au texto, faisant plutôt de ces mots écourtés les médiums d’un temps volé, d’une accélération, conférant alors aux mots qui suivent une persistance d’autant plus renforcée :

« les si nbreux

sermons caduques, la pelouse en mémoire »
 ou
 « càd la mort ici
est une personne non dramatique »

Poème forgeant lui-même sa langue dans l’entre-deux du séjour, Nos amériques a parfois des accents ashberyens – Bouquet est, comme on le sait, un "habitant" de la poésie américaine, parfois des fulgurances à la Dennis Cooper, comme en témoigne le chapitre 11.1 qui après un inespéré enfouissement dans une « aisselle autorisée » s'achève sur ces mots :
« – oui, je dis, baigné dans sa sueur pas lavée et feuillue de trois quatre x jours, possesseur soudain de sa formule profonde, et du coup, de la, euh, c’est ça, vérité. »
Tout le livre, bien que fragmenté et moléculaire, vibre au son et sens des saisons-sensations, et tantôt l’on baigne dans « le lilas de notre printemps », tantôt l’œil se perd dans « l’automne compliqué des branches », l’esprit se projetant parfois dans un « « été de week-ends purs ». On l’a dit au début : le séjour décrit ici est celui d’un désir en suspension, à la fois avide et tapi, qui cherche dans l’éloquent secret des corps et des visages un lit où laisser couler le fleuve des perceptions. Mais c’est dans un chapitre intitulé Le cahier de méditation que l’auteur va plus loin encore, conscient que « eros » « est très probablement la même chose que l’eau », puis entraînant imperceptiblement cette contigüité des sens vers une explosion (é)jaculatoire qui voit le clair fluide du désir se changer en lait de joie à l’orée du visage : « tout un avril inopiné »…
Nos Amériques est bien sûr plus complexe et plus enthousiasmant encore que ne le laisse transparaître ce trop rapide survol. Il s’en dégage une « verte fraicheur de survie », portée par une troublante audace syntaxique et un sens chimique des perceptions, qui font de ce ce livre, une nécessaire et vitale leçon d’écriture.
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Stéphane Bouquet, Nos amériques, Champ Vallon (2010), 12 €

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J’ignore si la chose est susceptible d’être brevetée, mais je vais néanmoins vous proposer un petit exercice qui, allez savoir, pourrait fort bien nous aider à embrasser une œuvre. Le principe en est simple : composer un petit texte – un poème ? – à partir des titres d’un écrivain. Exemple : « L’Iliade, cette odyssée. » Attention, ça ne marche pas toujours. Parfois, ça passe, mais de justesse : « L’éducation sentimentale de Madame Bovary est une idée reçue. » Souvent, c’est instructif : « La soumission des particules à un territoire élémentaire. »

Ce jeu n’est pas toujours vain, et je vous propose aujourd’hui de l’appliquer aux livres de Stéphane Bouquet : « Dans l’année de cet âge, un monde existe : le mot “frère”. C’est un peuple, ce sont nos Amériques, et les amours suivants forment une vie commune. » La formule, à défaut d’être magique, a le mérite de lier, en une liasse sensible, des fleurs qui ne sont pas seulement rhétoriques. D’emblée, une sensation s’impose : celle d’une communauté à la fois rêvée et désirée. Quel nom lui donner ? Sans doute celui de son nouveau livre : La Cité de paroles, recueil de textes tournant autour de la question suivante : que peut la poésie ? Est-elle part des anges ou élan démocratique ? Distingue-t-elle ou rassemble-t-elle ? Très vite, d’autres questions surgissent, d’autres intuitions s’imposent. Sexe et scansion : « Lis-moi un de tes poèmes, je te dirai à quelle vitesse tu te masturbes. » Provocation ? Pas sûr. Excitation, plutôt. Il suffit pour cela de sonder Claudel ou Ginsberg. Bouquet nous propose ce fil rouge, et bien tendu : « Toute décision littéraire est elle-même, aussitôt, une décision politique, et donc transitivement, une décision érotique. » Réjouissances, donc.

Pour éprouver ces questions, faire vibrer ces intuitions, Stéphane Bouquet convoque toute une tribu de poètes qui ont peut-être en commun l’idée qu’un corps, justement, parce que commun, est une leçon d’égalité, l’occasion d’un partage. La poésie serait moins le récit de sa pénétration que l’histoire de ses caresses. Or une caresse est avant tout affaire de vitesse, et la métrique n’est rien si elle n’est pas désirante. Oui, le rythme est secousse. « L’invention du vers libre n’est pas seulement une libération métrique, c’est une libération sexuelle. » Se branler sous les ponts : c’est ainsi que Ginsberg définissait son art.

« La Cité de paroles », de Stéphane Bouquet, serait-elle une anthologie poétique déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée

Cette idée, quasi communiste ou du moins foncièrement rimbaldienne, selon laquelle la poésie, pour changer la vie, doit en créer, l’ensemencer, Bouquet la porte à incandescence avec le renfort d’une fratrie de poètes : outre ceux qu’on a cités plus haut, ajoutez Constantin Cavafis, Lorca, Hart Crane, Luis Cernuda, Rimbaud, Jack Spicer, Frank O’Hara, Malherbe, Hölderlin, Rilke, Wallace Stevens, William Carlos Williams, Gertrude Stein, Charles Reznikoff, Ted Berrigan, E. E. Cummings, Paul Blackburn, Robert Creeley, James Schuyler, Baudelaire, Leopardi… Et là, vous vous demandez bien sûr : La Cité de paroles serait-elle une anthologie déguisée ? On serait tenté de dire : oui, mais une anthologie secouée, prolongée, commentée, traversée. Et surtout : millimétrée – profitons-en pour rappeler cette saine sentence du cinéaste Youssef Chahine : « L’orgasme est une question de millimètre. »

La précision est d’importance. Car Bouquet ne nous joue pas ici la sérénade des pulsions. Quand il aborde le poétique, c’est vers par vers – et de s’infiltrer dans les césures, de révéler les rejets, traduire et déplier. Ici, il expose la nuance pasolinienne entre le « rapide et sautillant » (le rythme de la bourgeoisie, l’argent jazzy) et le « tempo de la mélodie » (les ruelles de Rome). Là, il traque le retour du « r » dans la langue de Malherbe, l’obsession du « o » chez Cummings. Ailleurs, il interroge le lien entre argent et beauté. S’arrêtant chez Cesare Pavese, il teste haut et bas voltage : le poète isolé qui foule les nuées, ou le poète mâchant la vie commune. Partant de Gertrude Stein, il montre comment la danse, celle pensée par Martha Graham ou Merce Cunningham, a réinventé la poésie américaine : « Si le corps est le langage, et si la scène est la page, alors on comprendra qu’un poème américain est un poème démocratique et que le poème démocratique produit de l’égalité dans le langage et sur la page. » Profitant de Rilke, il ausculte la notion d’horizon, y pressentant une « intensification charnelle du présent ». Passages magnifiques, aussi, sur le « règne de la caresse » et le « bercement » chez Baudelaire…

Faire commerce, engager la conversation : en assignant au poétique ces deux rôles (pôles ?), Stéphane Bouquet démontre à quel point lui est chère ce qu’on pourrait appeler une « agoraphonie », chant de place publique, chant public, brassage sonore, ou comment troquer rythmes et images en un bordélique marché. Là encore, on a envie d’inventer un mot pour décrire l’acte d’animer l’espace poétique : populer. Peupler/copuler. Faire s’ébattre le petit peuple des mots. La « cité de paroles », selon Bouquet, n’est pas que paroles citées. Elle est vie et vivier. Car elle recèle ce qu’il appelle, dans un des plus beaux textes du recueil, une « cache de douceur ».

La Cité de paroles, de Stéphane Bouquet, Corti, « En lisant en écrivant », 216 p., 19 €.

jeudi 31 juillet 2025

C'est déjà arrivé, et même plus tard: Pynchon à Singapour


Arthur Yap n’est pas connu en France. C’est un poète et peintre originaire de Singapour, né en 1943 et mort en 2006, auteur de plusieurs recueils de poèmes. Il a fait des études à Leeds, en Angleterre avant d’aller enseigner à Singapour. Un de ses recueils s’intitule The Leed Poems et est paru en 1977. Et c’est lui qui nous intéresse aujourd’hui, pour une raison bien précise. En effet, dans un poème intitulé justement « Common place » [lieu commun…], on trouve les vers suivants :
“everything has happened before / but there is nothing to compare it” [tout est déjà arrive / mais là ça n’a rien de comparable]
ainsi que ceux-ci:
“when night comes, it will come in neonlights. / when night comes, will it come in darkness / or will it bring its own light to a well-scrubbed day?” [“quand la nuit viendra, elle viendra en lumières de néon / quand la nuit viendra, est-ce qu’elle viendra dans l’obscurité / ou apportera-t-elle sa propre lumière dans un jour bien récuré ?]
Pour ceux qui ont lu L’arc-en-ciel de la gravité, de Thomas Pynchon, paru quatre ans plus tôt en 1973, ces phrases ont un air et un goût de déjà-lu. La première est un écho de l’incipit du roman de Pynchon :
« It has happened before, but there is nothing to compare it now.” [“C’est déjà arrivé, mais là ça n’a rien de semblable]
Les autres figurent, légèrement différentes, dans l’épisode 1 de la première partie, au tout début du roman :
“When it comes, will it come in darkness, or will it bring its own light?” [“Quand ça arrivera, est-ce que ce sera dans l’obscurité, ou est-ce que ça apportera sa propre lumière ? » ]
Quant au syntagme très particulier « well-scrubbed day » [un jour bien récuré], il se trouve à la page suivante :
« This well-scrubbed day ought to be no worse than any —" [“Ce jour bien récuré ne devrait pas être pire qu’un autre – »]
Le fait qu’un poète emprunte à un romancier des bribes de phrases pour les transformer en vers dans le cadre d’un poème, voilà une opération pour le moins inhabituelle – on s’attend plutôt à l’inverse, le romancier incorporant plus ou moins discrètement des vers anciens et exogènes. Ce qui est étonnant ici, c’est le fait que Yap aille puiser dans un roman aussi récent. Cela nous renseigne sur deux points : Qu’il existe des poètes qui lisent de la prose contemporaine ; que Pynchon écrit une prose qui parle aux poètes contemporains. À moins, bien sûr, d’envisager une autre hypothèse : Pynchon a lu les poèmes de Yap avant que ce dernier ne les écrive et a jugé bon de les incorporer dans son roman. Ça n’est encore jamais arrivé, et il n’y a rien de semblable à cela, même dans la nuit la mieux récurée qui soit.

[Et pour ceux que ça intéresse, il est plus que probable qu'on vous reparle ici prochainement de L'arc en ciel de la gravité de Pynchon…]

vendredi 25 juillet 2025

Festivons d'Avignal – Et que tourne la fin du monde

 


"La Distance", écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues, nous embarque sur un disque tournant divisé en deux hémisphères, d'un côté la Terre avec le père, de l'autre Mars avec la fille, le premier occupe encore une planète en proie à un énième effondrement, la seconde a migré sur une terre promise perdue dans les étoiles où elle a décidé de vivre en devenant une "oubliante" – on efface tout, la mémoire, le passé, et l'humanité repart à zéro. Le père et la fille se parlent par messages successifs, l'un tentant de ramener sur terre sa fille, l'autre expliquant sa décision. Un mécanisme simple, une dialectique efficace, deux thèses qui s'opposent – mais de ce dispositif binaire, Tiago Rodrigues tire une fable intense et émotive, où peu à peu la "distance" physique, spatiale, en révèle une autre, intime, secrète. Et toute la question devient alors la suivante: s'éloigner empêche-t-il de communiquer? est-on plus proche de l'autre quand on le côtoie dans le silence ou quand on lui ouvre son cœur, même à des milliers d'années-lumière. Comme si nous étions tous des astronautes dérivant sur des orbites tantôt divergentes, tantôt confluentes. Comme si nous avions à inventer autant le sol où perdurer que le ciel à espérer.

Le plateau tourne, les paroles décrivent des cercles qui parfois se croisent, un disque tourne avec sa ritournelle censée jouer le rôle de madeleine, le père pérore, la fille tient bon – la question de la survie, d'une survie autre, fonde la distance, mais est-il possible d'entendre la distance autrement que comme une fuite, un abandon? Prendre ses distances, est-ce toujours fuir? n'est-ce pas se chercher ailleurs? Des questions simples, élémentaires, mais fondamentales que Rodrigues contextualise dans son dispositif atypique et quelque peu prophétique.

Apprendre à laisser partir ceux qu'on aime sans quitter l'orbite de l'amour: Alison Dechamps et Adama Diop, les deux protagonistes de cette pièce rotative, en font l'expérience en même temps que nous. On peut alors quitter le festival d'Avignon sans cesser de l'aimer.


Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/la-distance-351241

FESTIVONS D'AVIGNAL: LA TOILETTE DES VIVANTS

 


YES DADDY, de Bashar Murkus et Khulood Basel, met en scène deux personnages, un jeune escort et un vieil homme. Le premier a été appelé par le second, lequel semble avoir des trous de mémoire et prend le jeune Amir pour son fils. Ce quiproquo donne lieu un vaudeville tragique – un fils a toujours des comptes à régler avec un père, et un père toujours maille à partir avec un fils: chacun peut donc laisser libre cours à ses regrets et rancœurs. Nous ignorons bien sûr qu'étaient ou sont les relations entre les deux paires incomplètes, seul nous est donné l'affrontement qui secoue ces deux hommes.

Tout commence par une clé manquante, qui oblige l'escort à fracturé l'appartement du vieil homme et, partant, sa mémoire. Le décor, fait de parois amovibles et d'une porte problématique, sera au fil de la pièce démonté et remonté selon d'autres agencements, comme s'il fallait réinventer le lieu pour bousculer les souvenirs, les précipiter dans le passé. Et c'est alors qu'on assiste à des inversions et des inversions de rôles, chacun occupant tour à tour une place instable et dangereuse, le fils se changeant en mère protectrice, le père devenant l'enfant qu'il a été, entraînant ce couple improbable dans une spirale vertigineuse dans l'inconscient rendu concret.

Une vengeance a lieu, peut-être. Un effondrement se produit, certainement. L'un enrage, l'autre se délite, mais le croisement de cette rage et de ce délitement produit, contre toute attente, des crises de tendresse et de pardon. Qui manipule qui? La fin donnera une version à contre-courant de ce qu'on a cru voir et comprendre, mais ce qu'on a cru voir et comprendre aura eu lieu, quoi qu'il en soit. Un fils a bel et bien affronté un père, l'a bousculé mais aussi lavé, choyé, habillé, nourri. Un père a bel et bien été dur et distant, mais a néanmoins quémandé de l'amour et de la mansuétude. Jetés l'un et l'autre dans un temps bouleversé, habités par des pulsions contraires, ils ne peuvent empêcher leurs trajectoires de se croiser en un point de basculement terriblement poignant. Huis-clos en perpétuelle déflagration, Yes Daddy est travaillé par une rigueur autant spatiale que mentale, où tous les affects se déchaînent sous la pression conjointe d'un désir inconsolable d'être aimé.


Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/yes-daddy-351487

jeudi 24 juillet 2025

Festivons d'Avignal (8) Vous avez dit "le" bizarre?

 


Mis en scène par Jean-Yves Ruf, écrit par Fabrice Melquiot et interprété par Roland Vouilloz, la pièce "Le Bizarre" partait avec trois beaux atouts en main: un metteur en scène sachant passer de Hanoch Levin à Kafka, un auteur rompu aux monologues et un acteur suisse absolument dément. Assis de profil à gauche de la scène, la mine mi contrite mi malicieuse, se tournant de temps en temps vers nous comme si quelque chose le titillait de l'intérieur (une pulsion? un démon? l'envie de partager?), son personnage, qui rappelle par certains côtés le Jérôme de Jean-Pierre Martinet, nous parle de sa bizarrerie, qu'un effort pour paraître normal ne fait que renforcer. (On pense aussi, bien sûr, aux textes de Jean-Marc Lovay.)

Le monologue relève du fil-de-férisme, il a besoin de silences pour laisser à l'esprit funambule d'avoir quelques longueurs d'avance, se nourrit d'hésitations pour qu'on sente vibrer la corde du langage, et si le propos importe, c'est la diction – la marche – qui impose, par son rythme, le sens profond de ce qui est dit. A ce jeu tout en boucles et écarts, Roland Vouilloz excelle, laissant émerger un personnage bâti sur des lacunes et des failles, traversé d'idées saugrenues, travaillé par des désirs décalés. De son oscillation perpétuelle entre confessions penaudes et ambitions déplacées, il tire une humanité fragile, capable autant de faire rire que d'émouvoir. 

Il est question d'une petite sœur morte en bas âge dont le spectre risque de s'imposer lors d'un dîner amoureux, d'une rencontre avec une femme de droite dans l'allée d'une supérette, d'un poulet dont le seul les blancs sont délectables, d'un ami suicidé, d'une enfance moquée et d'une profonde incompatibilité avec la réalité. Il y a des ritournelles, des blancs flottants, des coups de grisou et des coups de gueule, mais surtout une voix ténue en quête d'un minimum de joie pour échapper au fait indéniable que celui qui parle passe son temps, à petits pas, sur la corde de l'existence, à mourir. 


FESTIVONS D'AVIGNAL (7) Eschylle Talon ?

 


Gwenaël Morin, dont on avait aimé entre autre le travail dépouillé et enlevé sur Molière, réussit, avec ses Perses, à doubler la débâcle militaire de Xerxès en débâcle théâtrale.

Rien ne va dans cette mise en scène et paroles du texte d'Eschyle. Des acteurs qui confondent bouger et se déplacer, qui débitent au lieu de scander, qui se mettent sur pause au lieu d'être en écoute, qui gesticulent au lieu de signer, qui se carapate au lieu de fuir. Le décor, qu'on sait dépouillé chez Morin, se borne ici à deux cercles de craie entrecroisés, plus cocasses que caucasiens, et qui transforment malgré eux la scène en cours d'école pour un spectacle à la limite du patronage.

Aucune cohérence: ni incarné (normal chez Morin), ni austère (ce que ne vise pas non plus Morin en général), le jeu des acteurs oscille ici entre lecture de prompteur et criailleries inaudibles. Tantôt on ânonne, tantôt on déclame, comme si le texte d'Eschyle ne pouvait exister que sous deux modes, le documentaire et la lamentation. La lumière, volontairement chiche, n'éclaire qu'elle-même, et encore. A croire qu'il s'agit d'un match de foot où l'équipe perse se serait pris une raclée, avec quatre supporters apparentés plus ou moins au joueurs et cherchant à comprendre pourquoi on n'a pas marqué de but. 

Epurer, certes. Styliser, éventuellement. Assécher, pourquoi pas. Hélas, pour atteindre un de ces buts, voire les trois, on attendait une cohérence où distanciation et épuration auraient atteint un équilibre magique, et non un filage bâclé qui semble tourner le dos aux spectateurs, comme si le sort des vaincus était plus affaire de jérémiade que de compassion.

mercredi 23 juillet 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (6): POMPE D'OR ET NUIT SATINE

 


LE SOULIER DE SATIN, de Claudel ? Farce tragique aux méandres sauvages, on le sait, où à travers jeux de pouvoir et drames d'amour, conquêtes et exils, rapts et ravissements, le poète des grandes odes et des longues liturgies, interroge sans cesse, en monomaniaque de la théologie, les liens entre l'âme et le corps, qui contient quoi, quel est substance, quel est enveloppe. L'amour est-il essence? La chair inéluctable? Le tout brassé et ressassé en une dramaturgie éclatée/éclatante – et c'est cette matière hautement fissible dont s'est emparé Eric Ruf, et qu'on a pu voir de 22h à 6h du matin dans la Cour d'honneur du Palais des Papes.

D'emblée, la mise en scène dévoile ses cartes maîtresses: scènes bruissantes et virevoltantes, tableaux vivants et chahutés, duos-duels, fuites dansées et chutes rythmées, vagues peintes avec les bras, trépidations des corps en amour, hiératisme comiques des puissants – et traversant ces orages et ces silences, une Marina Hands déchaînée, ni mégère ni médée, capable d'exalter la liberté féroce au sein même des pires claustrations, et qui dans le rôle de Prouhèze cavale et se tord, s'arrache aux ombres tout en les bousculant, fait de ses gesticulations des coups portés à qui veut la saisir, se riant d'elle-même et de son amour inconditionnel au point d'arracher au texte de Claudel ses plus obscures secrets. A ses côtés, dans son orbite intermittent, des hommes s'attachent à la convoiter pour mieux la perdre: Don Camille (Christophe Montenez) et son destin-Kurtz qui finit geôlier-bourreau de l'aimée, Rodrigue (Baptiste Chabauty), oscillant entre Roméo et Rastignac avant de se réincarner en saint Jérôme impertinent, Don Pelage (Didier Sandre), l'époux meurtri aux lentes et violentes vengeances… La liste des talents est longue pour être ici déclinée équitablement. Mention spéciale à Laurent Stocker, parfait d'équilibre dans tous ses états keatoniens.

Pendant plus de six heures de spectacle, les scènes se fondent ou se heurtent, et la phrase claudelienne, à la pompe criblée d'une ironie qu'il convenait d'exhausser, embrase et embrasse les éternels paradoxes de la Passion et du Pouvoir. Fruit joyeusement impur de Shakespeare et de Molière, plus cornélien que Corneille, Le Soulier de Satin version Ruf propose une relecture électrique, trépidante, où la farce et la noirceur orchestrent leurs noces à contre-vent de tout classicisme. On en sort échoué mais tout sauf seul.

Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/le-soulier-de-satin-351465

mardi 22 juillet 2025

FESTIVONS D'AVIGNAL (5): Comment le corps vient aux filles

 


L'ouvrir, spectacle de Morgan.e Janoir, commence en douceur, sous des allures de confession d'une jeune fille un peu trop rangée, qui a coché toutes les cases – études, CDI en vue, chéri à la clé – et qui, à la faveur d'une proposition de vie commune, fait machine arrière, ou plutôt découvre un chemin de traverse, un chemin qui bordait sa vie sans qu'elle en ait tout à fait conscience, et qu'elle va apprendre à arpenter – Dorothy n'est plus au Kansas mais n'a pas non plus envie de parader à Oz.

Pour incarner cette fille s'aventurant en territoire lesbien, la comédienne Pauline Legoëdec joue la naïveté inhérente à un épanouissement que la société n'avait pas balisé, et étale sous nos yeux les diverses cartes d'un destin programmé, les retournant une à une jusqu'à ce qu'apparaisse l'atout qui manquait: celui d'une émancipation née, ou plutôt ravivée, par une soirée à proximité d'un bar lesbien. Elle en parle, le chante, le module, armée d'une boule lumineuse qui joue autant le rôle d'un cœur caché que d'un phare salvateur, et secondée par la flûte de Valentine Gérinière Commentant l'inespéré coming-out avec tendresse et ironie, elle décrit sa transhumance en poussant doucement des portes, passant d'une identité satisfaisant les autres (dont son ancien moi avide de podcasts afin de ne pas trop s'écouter…) à une identité autre où c'est la sororité qui permet d'assumer le moi (et le corps) nouveau. Ecouter, comprendre, assumer, et tant qu'à faire se raser à la butch. La formule qui va avec? "Comme une métaphore mais dans la vraie vie".

Tout entier porté par une légèreté à laquelle contribuent la sobriété de la mise en scène et la bienveillance de l'éclairage, L'ouvrir fait l'économie de la colère (tout en la nommant) pour mieux moduler l'émerveillement de la métamorphose. Au parcours de marelle concocté par la société, et ce sans s'appesantir sur un quelconque "basculement", succède une constellation d'instants intimes, concrets, où le désir, devenu boussole et non plus flèche, palpite selon une autre rose des vents, aux épines nécessaires.

A la fin du spectacle, Morgan.e Janoir nous le dit gaiment: Si vous n'avez pas aimé ce spectacle, dites aux gens que vous n'aimez pas d'aller le voir. On sait donc quoi faire quand on a aimé.

Lien: https://www.11avignon.com/fr/l-ouvrir


FESTIVONS D'AVIGNAL: LA DANSE DES ARTIFICES


Tout spectacle, qu'il s'agisse d'un pièce de danse ou d'un feu d'artifice, exige préparation: avec Némo Flouret, voilà que la fusion/confusion s'opère entre les deux. Sur et autour d'un échafaudage, ça s'agite, ça court, ça trimballe, ça déplace, ça replace, ça remplace, au son d'un tambour devenu métronome comme pour mieux menacer toute cette tribu d'une imminente conflagration. Telle l'agitation d'une fourmilière, dont on juge les mouvements browniens en apparence vains ou absurdes, la troupe des danseurs/techniciens impose son ballet déstructuré, instaurant un semblant de chaos qui pourtant, par son incessante intensité, ne peut que tendre vers un allumage collectif.

C'est toute la question de la cohésion d'un groupe qui est posée ici, doublée d'une réflexion sur la grâce inhérente à toute mise en place d'un spectacle. Le perpétuel déplacement des éléments du décor, par son aspect mystérieux pour qui n'y participe pas, accède à un statut de rituel, par définition hermétique: seule sa vélocité – sensible dans les translations, élévations, descentes, etc… – nous est donnée, dans un pur moment de dépense. Avant la fission finale, c'est la danse des particules qui tient la scène, qui fait scène. 

Instaurer les conditions d'un spectacle, ce serait donc, déjà, établir les lignes et courbes de ce qu'il sera. Les préparatifs, en devenant le palimpseste du spectacle, prennent en charge toutes ses forces et faiblesses Les corps se frôlent, les éléments du décor se changent à leur tour en corps mobiles, on tire et on traine et on lève et on plaque et on jette et on lâche et on attrape: courir et grimper, transporter et hisser sont pris dans de trépidantes rythmiques qui font, d'office, chorégraphie. Artefacts et artifices pris dans un bouquet tout sauf final.

Diablement circacien par son affairement, et hautement pyrotechnique par sa machinerie débridée, Derniers Feux s'offre le luxe de finir là où tout devrait commencer, comme dans le vers de TS Eliot; C'est ainsi que le monde finit, non par un  bang, mais dans un murmure. Une fois la masse critique atteinte, la nuit reprend ses droits, et nous le chemin des étoiles.

Lien: https://festival-avignon.com/fr/edition-2025/programmation/derniers-feux-351458

lundi 21 juillet 2025

Festivons d'Avignal (3): Le festin nu des invisibles

 


One’s own room Inside Kabul  – autrement dit une pièce, non de théâtre, mais d'appartement, quelque part à Kabul – à peine entré dans la longue pièce rectangulaire, sur les côtés de laquelle deux banquettes rouges nous invitent à prendre place, on découvre un véritable festin s'étendant d'un bout à l'autre de la pièce, sur une nappe à même des tapis, des dizaines de plats et d'assiettes – mais c'est un festin nu, il n'y a rien dans les plats, ou plutôt si, il y a l'absence de nourriture, la faim à l'état céramique – en observant plus attentivement, on s'aperçoit que chaque assiette, chaque plat est hanté par ce grand tabou, cette grande peur des talibans: la femme ::: des visages, des torses, des formes en creux ou en reliefs, une langue rouge qui saille d'un bol, et tout autour, sur les murs, le motif qui revient sur le papier peint est encore cela, cet interdit qui menace les nouveaux monstres au pouvoir ::: une femme – seules deux fenêtres latérales permettent de voir le monde extérieur – sous forme de vidéos montrant ce que la jeune femme afghane de 21 ans qui parle – Raha – voit depuis sa chambre, ainsi que des plans du marché aux oiseaux (des cages, des cages, des cages – et seulement des hommes qui vont et viennent) – c'est un journal de détention, des notes sonores jetées comme des miettes aux oiseaux omniprésents dans ces images, les oiseaux qui chaloupe entre désarroi, tristesse et des illusions d'espoir – car depuis que les Talibans ont repris le pouvoir, en une nuit, les femmes afghanes ont été dévorées chaque jour un peu plus par l'ombre instaurée. Plus le droit de marcher chanter parler – vivre. Raha enlève, une à une, les cordes de sa guitare dans l'espoir qu'on lui laissera cette coquille vide si jamais on vient fouiller chez elle. La métaphore n'est plus une métaphore: même le son a été privé de sens.

Une heure durant, une voix vivote comme si elle voulait battre de nouveau des ailes. Il est question d'électricité sans cesse coupée, et coupant les survivants du monde extérieur, réduisant l'existence des femmes à de vagues taches ménagères. Une heure durant, une voix et des images tentent de meubler le vide – peuplé soit de silences soit de coups de feu – dont la poussière indicible se dépose lentement, comme le temps, dans la litanie des récipients déserts.


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FESTIVONS D'AVIGNAL (2): La carrière dansée de Brel

 


Deuxième étape: Brel, par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker et le danseur Solal Mariotte.  Coupler les chansons de Brel et la danse, l'idée est audacieuse, et le lieu de cet audace à la hauteur: une carrière à ciel ouvert, où un mur de pierres fait office d'arrière-scène tandis que sur un vaste plateau la reine De Keersmacker accompagne de ses mouvements derviches la voix trémulante du Belge ressuscité.

La gestuelle, hélas, verse trop souvent dans l'illustratif, et l'effet de redondance a tendance à brider les déplacements, les rabattant en une sorte de sous-titrage gestuel. Mais ces réserves mises à part, on a pu assister à des moments de pure splendeur, comme par exemple au gré de "Quand on a que l'amour", quand De Keersmaecker se met – littéralement – à nu et qu'on voit s'imprimer sur son dos le Grand Jacques, tandis que sur la monumentale falaise c'est la silhouette de la danseuse qui se superpose au chanteur transpirant. Ou quand, au son serein du "Plat Pays", on voit défiler des images d'animaux morts – vaches, chevaux… – changeant le paysage flamand en terre vaine et dévastée.

Heureusement, la danse prend parfois ses distances avec le chant et les paroles, devenant tantôt critique, tantôt ironique, ce qui nous fait un peu oublier ses tendances mimétiques. Deux corps – l'un fier de ses soixante-cinq ans et de sa belle carrière, l'autre porté par sa trentaine et son expérience hip-hop – tentent de by-passer le répertoire violent et théâtral d'un Brel changé en spectre à la fois souverain et évanescent. Pas convaincu à cent pour cent mais charmé par bouffées, au sein d'un lieu magique dont les dimensions primitives ajoutent à la tentative de résurrection.

Festivons Avignal (1): L'événement de Joëlle Fontanaz

 


On a commencé le Festival d'Avignon par un pièce off, l'excellentissime L'Événement de Joëlle Fontanaz. En scène, sur son rocher sisyphéen, un trio d'énergumènes réinvente le chœur antique pour narrer une énième et désopilante version du feu offert aux humains. Dans une communauté officiée par (le gentil barde) Santana et (la pythie) Iris, une certaine Hélène (Destroy?) vient se ressourcer entre toilette sèche et méditation sylvestre. Plutôt que des hosties, on cuit des pizzas dont on distribue les païens morceaux aux zélotes rassemblées. Mais qui dit pizza dit four, et c'est là que le bat blesse et que tout crame.

Comment raconter ceci en même temps que cela, voilà que ce ces trois corps-voix vont s'évertuer à tisser, leurs paroles s'empiétant, se complétant, se chevauchant, s'interrompant, se croisant, en un canon foutraque (mais millimétré) qui laisse passer des éclats et des lignes de sens, comme si des silex parlants se frottaient les uns aux autres. Le rire naît autant de la confusion que de la clarté; l'événement du four foireux, à la fois éclairant et enfumant, transmis en paroles avec la même intensité fuligineuse, d'abord des flammèches de sens, des crépitements de vocables, puis de longues langues de sens dévorantes, des brasiers de récits hoquetants, des pétarades de gloses. 

Tantôt endiablés, tantôt parcimionieux, à la fois figés comme des récitants mais se tordant lentement comme des sybilles inspirées par leurs mémoires complémentaires, les trois interprètes – Joëlle Fontanaz, Mathias Glayre et Nina Langensand – changent de place et de postures au gré d'un récit qui parfois se répète et souvent diverge, les strates dudit récit entrant en danse, sismographiant le chahut. Nos oreilles deviennent des radars, faut-il démêler, brasser, fusionner ce qu'on entend, doit-on se laisser noyer dans les flux, doit-on/peut-on, la question d'emblée sera posée.

De l'apparent chaos vocal naît une espèce de chant contrarié et hypnotique. Oui, c'est cela, raconter, depuis l'aube des temps, depuis le feu primitif, raconter n'a toujours été que cela: laisser des voix tisser d'impatients écheveaux de sens, faire chorale du réel comme on fait feu de tout bois.

Une communauté tente de conserver sa cohérence malgré la combustion qui la travaille, et ses vains efforts pour recoudre des liens nous sont transmis dans une cascatelle sonnante et trébuchante. On applaudit des deux oreilles.

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Lien: https://www.festivaloffavignon.com/spectacles/6274-l-evenement